souffrance, joie de vivre
Les individus qui se préoccupent avec quelque opiniâtreté du pourquoi ultime d’eux-mêmes et du monde sont des êtres qui souffrent. Ils se sentent seuls dans l’univers (Monod J, 1970). Il peut arriver qu’un enfant de quatre ans demande à son père ou à sa mère pourquoi on existe. Le minimum de foi du vivant dont ces individus sont dotés malgré tout, puisqu’ils sont nés et ont survécu, les fait se contenter d’un modus vivendi plus ou moins satisfaisant.
Mais ils restent des handicapés de la relation depuis leur vie primale. « Lorsqu’un jeune être se voit refuser la satisfaction de ses besoins primaux, il est insécurisé. Si malgré ses cris et ses pleurs le petit d’homme ne reçoit aucune aide, il devient la proie de souffrances et d’angoisses croissantes auxquelles il reste livré sans défense. Cet état, il l’éprouve et le ressent comme sa propre insuffisance. Il ne doit pas et ne peut pas se rendre compte qu’il est abandonné dans sa détresse. Si cette situation se prolonge, il y devient indifférent et insensible faute de quoi il en subirait les atteintes jusque dans son corps, voire il en mourrait. […] Sa confiance dans ses capacités relationnelles, cependant, s’effondre rapidement et il finit perturbé. » (Stettbacher, 1990, op. cit.)
Beaucoup d’enfants tristes font des prodiges pour se sentir mieux. Par exemple, ils excellent dans un domaine d’activité. Le pire qui puisse alors leur arriver est que ce soit leurs proches qui s’en glorifient, avec pour conséquence qu’ils se sentent encore plus seuls. Dans des cas extrêmes, certains excellent alors dans une activité dont bientôt personne ne peut se glorifier. Par exemple, dans une recherche éperdue de pureté, ils restreignent de plus en plus leur alimentation, deviennent des sortes d’anges inatteignables. Toutefois, chez eux, « la détresse se signale par des sentiments de haine, de colère, de peur, de désespoir, de chagrin, d’épuisement et de résignation, autant de résurgences du passé que leur crainte étouffe. » (Stettbacher, 1990, op. cit.).
A l’extrême opposé, les êtres humains qui ont reçu d’emblée ce dont ils avaient un besoin vital, à commencer par l’amour, prodigué par des personnes qui elles-mêmes avaient le goût de vivre et ne leur prenaient ni ne leur demandaient rien en contrepartie, sont des chanceux. Ils sont venus au monde dans les conditions qui, pour l’espèce humaine, sont tout simplement les conditions physiologiques normales. Ils ont d’emblée le goût de vivre et le conserveront jusqu’à leur mort. Pour vivre, ils n’ont besoin d’accomplir aucun prodige, n’ont besoin d’aucune stratégie, d’aucune croyance. S’ils entendent certains "malvivants" se plaindre d’avoir été mis au monde sans l’avoir voulu, ils ne peuvent les comprendre car l’idée même leur est étrangère. En effet, ils ne sauraient se révolter "d’y être", dans ce monde, parce que dès le début le sentiment "d’en être" s’est développé au plus profond d’eux-mêmes avec pour conséquence, entre autres, un épanouissement sans entraves de leurs potentialités au fil de leur expérience (Billeter JF, 2002 ; 2017). En un mot, leur foi du vivant les distingue radicalement des "professeurs de désespoir" (Huston N, 2004). Ils se sentent chez eux auprès des humains et sur cette terre. Ils jouissent de la vie dans le présent. La mort ne les obsède pas. Chez eux les velléités de révolte face à elle ou les instants de nostalgie face à la brièveté de la vie se désamorcent spontanément, ce que certains auteurs ont su évoquer en peu de mots :
Les chanceux, enfin, connaissent des moments d’abandon, de totale
ouverture au monde, où ils perdent la conscience du temps qui passe
(Bucke RM, 1905). Dans de tels états, ils pourraient souscrire
à ces mots de Spinoza :
Nous sentons, nous expérimentons que nous sommes éternels.
Spinoza B de, circa 1670