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SE DÉFAIRE DU VOCABULAIRE INVALIDANT DE LA NAISSANCE

Odent

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Un texte de Michel Odent sur le thème qu'il a développé à l'occasion d'une conférence donnée en 2008 à Los Angeles. D'où l'importance, dans cette "Primal Health Research newsletter" (trad. A. Chinet), du vocabulaire à la mode en anglais des Etats-Unis (e.g., "coach", "support").

Premièrement, nous sommes des mammifères

         Avant de nous demander ce qui singularise la naissance de mammifères humains, il nous faut comprendre les besoins universels des mammifères en période périnatale. Ces besoins sont faciles à résumer et interpréter dans le contexte scientifique actuel. Lorsqu'ils donnent naissance, tous les mammifères ont des stratégies pour éviter de se sentir observés : la retraite intime est un de leurs besoins fondamentaux. En même temps, tous les mammifères ont besoin de se sentir en sécurité. Par exemple, dans son habitat naturel, une femelle ne peut donner naissance tant qu'un prédateur rôde dans les environs. Les physiologistes expliquent aisément que dans une telle situation la femelle libère des hormones de la famille de l'adrénaline. Cette activation du "système fuite et combat" bloque la production d'ocytocine, une hormone clé de la naissance : l'événement "privé" est alors repoussé jusqu'au moment où la femelle peut se sentir en sécurité. Nous sommes aujourd'hui en mesure de revendiquer cette priorité: nous devons "mammifériser" la naissance.

Deuxièmement, nous sommes des mammifères humains

         Alors que redécouvrir les besoins universels des mammifères est indubitablement une priorité, nous devons aussi  garder à l'esprit les différences entre les êtres humains et les autres mammifères. L'une des principales différences est que nous parlons. Parce que nous communiquons par le langage nous créons des cultures. Le langage est le plus puissant agent de conditionnement culturel. Il est donc nécessaire d'étudier notre vocabulaire, racines des mots comprises, pour mesurer à quel point s'est forgée notre réalité dans les domaines de la sexualité et de la procréation. Pour analyser notre programmation collective nous prendrons l'exemple d'un/e étudiant/e dans la période de transition entre l'adolescence et l'âge adulte. Cet être encore jeune vit un âge critique quant à sa curiosité pour tous les aspects de la sexualité, procréation incluse.

         Nous allons considérer les mots clés auxquels il est exposé. Puisqu'il à l'intention de pratiquer la médecine, il va devoir étudier l'anatomie. Il apprendra bientôt que le terme savant pour désigner les organes génitaux externes est encore, en anglais comme c'était le cas naguère en français, pudenda (n. m. pl. du latin "dont on doit avoir honte"), que ces organes sont innervés par les pudendal nerves et reçoivent leur sang par les pudendal arteries. S'il parle l'espagnol il entendra parler de nervios pudendos, le portugais de nervo pudendo. En allemand on trouve le mot pudendus. En français, alors que le mot pudeur (sens de la modestie) a une forte connotation vertueuse, les termes anatomiques pour les nerfs et artères des parties génitales sont les nerfs honteux et les artères honteuses ! Tout comme en allemand où le mot Scham (i.e. honte) est le premier composant de nombreux autres termes ayant trait aux parties génitales : Schamhaare (toison pubienne), Schamberg (mont de Vénus), Schambein (pubis), Schamfuge (symphyse pubienne), Schamritze (vulve), grosse Schamlippen (grandes lèvres), etc. En chinois l'os pubien est appelé chigu, ce qui littéralement veut dire os honteux. Il ne fait aucun doute que de telles connotations associées à ces parties du corps doivent être prises en compte lorsque l'on tente d'apprécier la façon dont le milieu culturel peut influencer la façon dont les femmes donnent naissance.

         Notre jeune étudiant/e est déjà en train d'évaluer son intérêt pour les différentes disciplines médicales, dont l'une est l'obstétrique. Il n'est pas indifférent que l'origine du mot soit le latin obstetrix, l'équivalent de sage-femme. Son interprétation littérale est "femme qui se tient debout devant". La racine de termes tels que "obstetrix" ou "obstacle" est le verbe latin obstare (être debout devant). Ces considérations étymologiques soulignent l'ancienneté du conditionnement selon lequel la femme ne peut donner naissance sans que quelqu'un se tienne debout devant elle. Notre langage quotidien d'aujourd'hui traduit – et continue de transmettre – ce conditionnement. On suggère constamment que le besoin de base de la femme en train d'accoucher est qu'une autre personne soit présente et participe activement. La plupart des verbes liés à l'accouchement sont utilisés à la forme passive. Les femmes "sont délivrées" par une sage-femme ou un médecin. En anglais il n'y a aucun verbe pour dire "naître" (le titre de mon livre Bien Naître est finalement devenu, pour la traduction anglaise, Entering the World, i.e., entrer dans le monde). En écumant livres et revues on peut voir combien une telle attitude est systématique. Les parturientes sont des "patientes". Il est banal de dire que face aux patients (passifs) les soignants (donneurs de soins) sont actifs. Chez les professionnels, il n'est pas rare que le "travail" (de la parturiente) soit associé à sa "conduite" (par eux). En d'autres termes, une femme ne peut pas donner naissance par elle-même : elle a besoin d'un "manageur". Dans la définition de la sage-femme selon l'Alliance Internationale des Sages-femmes, le mot "soin" apparaît six fois en quelque vingt lignes, ce qui suggère qu'une femme ne peut donner naissance sans un "donneur de soin" (en anglais "carer" et dans la version espagnole "cuidado").

         Il y a évidemment des différences culturelles. En chinois on utilise souvent le terme jie Sheng, qui veut dire littéralement "accouchement effectué par d'autres". En russe, en revanche, il semble que le vocabulaire soit moins invalidant. Le verbe principal pour "avoir un bébé" (rodit) est actif. Le terme rodit'sa utilisé couramment implique que "j'ai donné naissance par moi-même". Les mères disent rodila (j'ai donné naissance). Rodil'ny dom est un endroit où l'on donne naissance (avec une connotation active). Doit-on postuler une relation inverse entre l'attitude active des parturientes et les taux de césariennes, lesquels sont relativement bas en Russie alors qu'ils explosent dans les villes chinoises ?

         Notre étudiant/e en médecine pourrait aussi être tenté/e d'explorer quelques-uns des nombreux livres destinés au grand public publiés pendant la deuxième moitié du vingtième siècle. La croyance en une obligatoire dépendance à l'égard de personnes qui assistent à la naissance s'est renforcée pendant cette période avec l'apparition des écoles de "naissance naturelle" qui sont directement ou indirectement influencées par la "méthode psychoprophylactique" russe. Cette méthode était basée sur le concept de réflexe conditionnel. L'objectif théorique des disciples de Pavlov était de se débarrasser des inhibitions culturelles en reconditionnant les femmes. Cela a conduit finalement à la conclusion que les femmes doivent apprendre à donner naissance et qu'elles ont besoin d'être constamment guidées au cours du travail.

         L'influence de telles théories explique l'émergence de "méthodes" d'accouchement "naturel", comme si les mots "méthode" et "naturel" étaient compatibles – ils constituent de fait un oxymore. C'est ainsi qu'une forme sophistiquée et sans précédent de la parturition culturellement contrôlée s'est soudainement développée. De nouveaux mots à la mode sont apparus impliquant, voire explicitant qu'une femme ne peut donner naissance sans la présence d'une personne apportant son expertise ou son énergie. Par exemple, le mot "coach" indique clairement que la femme en travail a besoin du service d'un expert. Ceux qui ont compris que la naissance est un processus involontaire n'utiliseraient jamais le mot "coach". De même le mot "soutien" ("support" en anglais) indique clairement qu'une personne qui assiste la parturiente doit lui apporter de l'énergie. Le pouvoir de conditionnement du mot "soutien" est énorme. Bien des femmes présument que plus elles auront de "soutien", plus facile sera l'accouchement. Le prétendu besoin de "soutien" a contribué à établir le dogme de la participation du père du bébé à l'événement. Ce dogme largement répandu est un exemple flagrant d'un défaut culturel de compréhension de la physiologie de la naissance.

         L'invalidant vocabulaire de la naissance englobe toute la période périnatale. Notre étudiant/e a depuis l'enfance entendu parler de "couper le cordon", une expression qui suggère que de se précipiter pour séparer le nouveau-né d'une mère passive et incompétente est une nécessité physiologique. Les assistants à la naissance suivent des règles et discutent du meilleur moment pour "mettre le bébé au sein". Personne ne savait jusqu'à récemment que pendant l'heure qui suit la naissance, alors que le bébé est dans les bras d'une mère extatique et encore "sur une autre planète" après le "réfexe d'éjection du fœtus", il y a une forte probabilité que le nouveau-né soit capable de trouver le sein.

Vers une révolution culturelle ?

         Le vocabulaire invalidant est responsable du fait que, pour donner naissance, les femmes ont a surmonter un conditionnement culturel fortement négatif. Nous ne pouvons dissocier les effets de ce vocabulaire des effets de croyances et de rituels invasifs profondément ancrés, lesquels interfèrent avec le déroulement physiologique de la naissance. La combinaison de tous ces facteurs tend à accroître les difficultés de la naissance chez l'humain, à empêcher le contact précoce entre mère et enfant nouveau-né et à retarder le début de l'allaitement.

         Notre analyse du vocabulaire invalidant de la naissance à travers diverses cultures, ainsi que notre connaissance des croyances et rituels entourant la période périnatale nous forcent à poser cette question : quels sont, sur le plan de l'évolution, les avantages de cette tendance systématique à augmenter les difficultés de la naissance chez l'homme ? Nous ne pouvons éviter de nous poser une telle question à l'heure où nous découvrons que donner naissance, chez tous les mammifères, implique la libération d'un cocktail d'hormones de l'amour, et où de multiples disciplines scientifiques suggèrent l'importance de la période qui entoure la naissance pour le développement de la capacité d'aimer. De plus, nous vivons une époque où nous pouvons nous référer à des scénarios physiologiques, en particulier en ce qui concerne les relations entre naissance et lactation. Si des interférences culturelles avec ces processus sont aussi répandues, nous devons nous demander si, en dépit de leur coût énorme, elles ont des avantages évolutifs.

         Pour tenter de répondre à  ce type de questions nouvelles et fondamentales, nous devons d'abord nous rappeler que toutes les sociétés partagent les mêmes stratégies de base pour survivre. Ces stratégies incluent l'exploitation de la nature et la tendance à dominer – voire à éliminer – d'autres groupes humains. Il est dès lors facile d'admettre que les groupes qui l'emportent sur les autres sont ceux qui développent à un haut degré le potentiel humain d'agression. Quand la domination de la nature et des autres groupes humains est une stratégie de survie, c'est un avantage de développer la capacité à détruire la vie. De même, c'est un avantage de modérer le développement de plusieurs facettes de l'amour, respect de Mère Nature inclus. Ainsi les multiples interférences, pendant une période critique, entre la culture et le développement physiologique de la capacité d'aimer peuvent-elles créer des avantages évolutifs.

         Ces considérations sont vitales à l'orée du troisième millénaire. Nous prenons soudain conscience qu'il y a des limites à notre domination de la nature. Nous comprenons la nécessité de créer l'unité au sein du village planétaire. A ce tournant de son histoire, l'humanité doit inventer des stratégies de survie radicalement nouvelles. Pour y arriver nous avons besoin, aujourd'hui plus que jamais auparavant, de notre pouvoir d'aimer. C'est pourquoi le conditionnement culturel négatif qui a contrecarré les processus physiologiques pendant des milliers d'années perd rapidement son avantage évolutif. Nous avons donc de nouvelles raisons de redécouvrir les besoins fondamentaux des parturientes et des bébés nouveau-nés.

         Nous devons être lucides quant aux difficultés énormes auxquelles nous nous confrontons pour redécouvrir ces besoins de base et pour prendre conscience que dans le drame de la naissance il n'y a que deux participants obligatoires : la mère et le bébé. De reconnaître que le concept d'assistant à la naissance est probablement plus récent qu'on ne le croit communément peut nous aider. Des témoignages filmés de la naissance chez les Eipos en Nouvelle Guinée (Schiefenhovel, 1978), des documents écrits sur des sociétés pré-agricultrices telles que, par exemple, les !Kung San (Eaton, 1998) et des comptes-rendus oraux sur des groupes ethniques amazoniens (en particulier des rapports par la sage-femme anthropologue brésilienne Heloisa Lessa) suggèrent qu'il y a eu une phase, dans notre histoire, où les femmes avaient l'habitude, comme tous les autres mammifères, de s'isoler pour donner naissance.

         En dépit des difficultés, une action urgente est nécessaire. La césarienne est plus sûre que jamais ; elle est devenue une opération facile et rapide. Nous avons aussi à notre disposition des substituts pharmacologiques efficaces et fiables des hormones naturelles que les parturientes ne peuvent pas produire, en particulier les goutte-à-goutte intraveineux d'ocytocine synthétique et l'anesthésie épidurale. De tels progrès techniques, associés au conditionnement culturel négatif et à un défaut de compréhension de la physiologie resté profondément ancré, nous ont conduits à une situation sans précédent. Jusqu'à récemment, en dépit des interférences culturelles, une femme pouvait donner naissance à son bébé en ne comptant que sur la libération de son propre "cocktail d'hormones de l'amour". Aujourd'hui, partout dans le monde, le nombre de femmes qui pourraient accoucher de leur bébé – et expulser le placenta – grâce à la libération d'un tel flux hormonal diminue continuellement. Partout dans le monde les taux de césarienne augmentent sans cesse alors que les femmes qui accouchent par voie vaginale semblent avoir de plus en plus besoin de substituts pharmacologiques. Non seulement ces drogues interfèrent avec la libération des hormones naturelles mais elles n'ont pas les mêmes effets comportementaux. Les hormones de l'amour en deviennent redondantes. On doit se poser des questions quant à l'avenir de notre civilisation.

         Un des objectifs devrait être de modérer la puissance du conditionnement culturel négatif. En d'autres termes, nous devons examiner notre vocabulaire. La révolution culturelle dont nous avons besoin sur ce plan sera accomplie lorsque l'intimité (en anglais "privacy") et la "protection" seront devenues mots clés dans les conversations, les livres, les conférences et l'intervention des médias au sujet de la naissance.

En attendant

Quelles que puissent être nos intentions, nous devons accepter que des milliers d'années de culture ne peuvent être effacées du jour au lendemain. De plus, quel que soit leur milieu culturel, les femmes seront toujours soumises individuellement, lorsqu'elles atteignent l'âge adulte, à des conditionnements culturels inégaux. C'est pourquoi toute tentative de se libérer du vocabulaire invalidant de la naissance doit être associée à une connaissance de la solution adoptée par le processus évolutif pour surmonter des handicaps spécifiquement humains. Langage et conditionnement culturel sont liés au développement énorme du néocortex. En d'autres termes, pendant le processus de la naissance, comme dans toute autre sorte d'expérience sexuelle, la plupart des inhibitions sont liées à l'activité du néocortex (au "mental"). La solution que la Nature a trouvée pour surmonter cette vulnérabilité humaine est facile à comprendre dans le contexte scientifique actuel : pendant le processus de la naissance le néocortex est censé réduire son activité. Du point de vue pratique cela signifie qu'une femme en travail a besoin d'abord d'être protégée de toute stimulation de son néocortex. Cet aspect crucial de la physiologie de la naissance chez les humains était resté incompris par les théoriciens du vingtième siècle. Tel est le "péché originel" à l'origine de la cascade d'erreurs transmises par la plupart des écoles de "naissance naturelle".

         Aujourd'hui, dans le domaine de la naissance, nous nous trouvons dans la situation du voyageur qui s'aperçoit qu'il s'est trompé de chemin. Dans un tel cas, la meilleure action est généralement de retourner au point de départ avant qu'il ne soit trop tard et de prendre une autre direction.

         Soyons optimistes et agissons comme s'il n'était pas trop tard.

Michel Odent

 

Références :

- Eaton SB, Shostak M, Konner M, 1988. The paleolithic prescription. Harper and Row, New York.

- Schiefenhovel W, 1978. Childbirth among the Eipos, New Guinea. Film presented at the Congress of Ethnomedicine. Göttingen. Germany.

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